lundi 17 décembre 2012

Le marché Saint-Jacques en 1931, photos d'archives


Un demi-siècle après sa fermeture, le marché Saint-Jacques rouvre ses portes en 2010. Retour sur le bâtiment tel qu'il était en 1931, lors de sa construction.

Le marché Saint-Jacques est situé entre les rues Amherst, Ontario, Wolfe et Square Amherst. Il s'agit d'un bâtiment Art Déco (bientôt une note sur ce style). 

En 1931, alors que les Montréalais vont au marché presque tous les jours pour acheter des produits frais, le marché Saint-Jacques est construit pour remplacer un marché datant de 1870. 

Le marché de 1870. Archives de la Ville de Montréal
Le bâtiment est construit dans un contexte de crise économique et répond à un programme fédéral visant à donner de l’emploi aux chômeurs 1.
Il est conçu par les architectes montréalais Zotique Trudel (1871-1931) et Joseph Albert Karsh (1873-1945) sous la responsabilité de l’entrepreneur général E. G. M. Cape & Co. Le propriétaire est alors la Ville de Montréal. Le marché Saint-Jacques est loué lors de sa construction pour son équipement ultra moderne 2

Le marché Saint-Jacques en 1931. Archives de la Ville de Montréal


À partir de la couronne en cuivre en forme de pyramide (ziggourat), la pierre souligne les colonnes de briques du  marché comme une cascade. Le parapet (muret surmontant la façade d'un édifice) est traité de manière intéressante dans une combinaison de brique et de pierre, et la pyramide dont le sommet est un profil de marches est la couronne appropriée à cette conception 3.

L’entrée principale est une simple arche semi-circulaire garnie de manière subdivisée par des portes encadrées de pylônes et de linteaux (pièces horizontales formant la partie supérieure de la porte) moulés en béton. Des deux côtés de la porte principale figure une petite porte au-dessus de laquelle est placé un panneau d’ornementation moulé en béton. . Archives de l'UQAM

Au-dessus de la grande entrée de pierre, les fenêtres verticales aux tympans (espace situé au-dessus des fenêtres) de pierre décorés ajoutent une poussée supérieure vers le ciel et donne l’illusion d’un gratte-ciel très râblé. Cependant, contrairement à un gratte-ciel, le bâtiment est un long bâtiment rectangulaire. Le marché est ainsi un exemple d’utilisation réussie de la brique permettant un agencement qui accentue la verticalité de l’ensemble et qui intègre un rythme d’illusion d’optique aux façades. La brique de forme, de couleur, de texture différente est souvent utilisée entre chaque ouverture des travées verticales du fenêtrage 4.

Alternance de la brique (en gris) et de la pierre (en gris pâle) dans la partie droite du bâtiment. Archives de l'UQAM

La façade de la rue Amherst est traitée par une série de neuf boutiques dans lesquelles on entre par la rue et qui ne communiquent pas avec l’intérieur du bâtiment. Une marquise (sorte d'auvent) protectrice de métal s’avance le long du trottoir et fournit une protection pour les boutiques.

Détail de la marquise et des boutiques. Archives de l'UQAM.

Le plan du marché lui-même est impressionnant dans sa simplicité et consiste en deux larges ailes centrales, une dans l’axe longitudinal du bâtiment et l’autre dans l’axe latéral, les espaces intermédiaires étant occupés par douze étals de marché. 

Le rez de chaussée. Revue Construction

Au rez-de-chaussée, les étals ont des comptoirs en émail blanc et des parois avec une installation en acier inoxydable, incluant les crochets à viande, les portes des réfrigérateurs et les vitrines. Chaque étal est équipé d’un large compartiment réfrigéré et d’une petite partie équipée d’un bassin de lavage.

Une boutique. Revue Construction

 1. France Vanlaethem, « L’architecture Art Déco à Montréal » dans ICOMOS Canada, Actes du colloque, « Art Déco de France et du Canada » : 18 et 19 novembre 1994, Ottawa, ICOMOS Canada, 1995, p. 66-67.
 2. Sandra Cohen-Rose, Art deco architecture in Montreal, Montréal, Corona publishers, 1996, p. 138.
 3. « St. James Market » dans Construction, Toronto, Vol. XXIV, No. 12, 1931, p. 383.
 4. Jean-Pierre Duchesne, L’ornementation architecturale Art Déco à Montréal, 1925-40, Mémoire de M.A Histoire de l’art, Université Concordia, Montréal, 1990,  p. 76.

lundi 26 novembre 2012

Les intérieurs des bâtiments

Par Émilie Tanniou

Les décorations intérieures des bâtiments sont de véritables outils de marketing! Les moulures, portes sculptées, poignées chromées, calorifères en fonte et autres escaliers aux rambardes en fer forgé ont été pensés, créés et installés dans le but de véhiculer une image, un message.

Fragile et discret, le patrimoine intérieur des bâtiments est peu connu du public, il est moins évident car moins accessible et visible que l'extérieur des édifices. Du fait de sa faible reconnaissance, ces intérieurs sont les premiers à disparaître lors d'une rénovation.
Pourtant, apprendre à les voir et même à les lire permet de se rendre compte de l'ingéniosité des architectes, de leur souci du détail, surtout jusqu'à la fin de la première moitié du XXe siècle, avant que les intérieurs ne soient épurés sous l'influence du modernisme.
Les intérieurs, tout comme les extérieurs, reflètent l'image que le propriétaire des lieux cherche à donner au passant.
Dans le cas des grands magasins, cette image est particulièrement importante car elle se révèle être une vitrine de son image de marque.
Ainsi, la vente de produits haut de gamme induit de s'adresser à une clientèle sensible à l'apparence du bâtiment, lui même annonciateur du souci de la qualité et du détail de la marchandise.
Finalement ces décors forment ni plus ni moins qu'une forme de publicité pour le magasin.

Les édifices résidentiels jouent sur le même registre. Dans le cas des immeubles de logements réservés aux classes aisées, le vestibule annonce, par son décor, le prestige de ses occupants au visiteur. Il a pour but d'impressionner.

Le magasin Holt Renfrew, construit dans les années 1930, l'illustre parfaitement par son entrée recouverte de métal sculpté dont le but est de représenter le produit vendu à l'intérieur, la fourrure. 

De la Montagne, angle Sherbrooke

Le magasin Ogilvy édifié à la fin du XIXe siècle à l'angle de Sainte-Catherine et de la Montagne en est également un bon exemple. 

Les portes tournantes en bois, premier élément visible du mobilier en entrant dans le bâtiment sont recouvertes en partie de métal
Les portes ont pour décoration des poignées dorées travaillées

L'entrée de l'ascenseur est ornementée d'un bestiaire et de rinceaux (motif ornemental composé de tiges feuillues décrivant des méandres)

Le plafond et ses caissons ( motif décoratif, compartiment creux) ainsi que les colonnes sont mises en valeur par des moulures 

De même, les luxueux immeubles de logements cherchent à reproduire la vie dans les hôtels. Or, l'entrée est la seule partie du bâtiment visible pour le visiteur s'il n'a pas accès au reste de l'édifice. Elle devient donc la vitrine du reste des intérieurs de l'immeuble. Un grand effort de décoration est donc mis sur cet espace malgré tout restreint. Celle-ci vise aussi à dissimuler la technologie de l'époque.

L'immeuble à appartements appelé le Grosvernor sur Sherbrooke à l'angle de Guy offre un hall d'entrée avec moulures et portes en bois ouvragées. Les vitres permettent de donner un aperçu du reste du bâtiment

Dans le vestibule du Linton rue Sherbrooke à l'angle de la rue Simpson, un calorifère est dissimulé sous un cache en bois


Ce mobilier fait partie intégrante de ces édifices. Il dénote un souci de l'esthétique, de l'apparence jusque dans les moindres détails. Il reflète aussi une époque qui, malgré l'industrialisation et la production à la chaîne, cherche à embellir les objets malgré le fonctionnalisme naissant. Ces intérieurs sont dès lors les témoins d'une mentalité. Ils sont toutefois aujourd'hui tributaires d'une certaine sensibilité à leur égard pour être conservés. 


La semaine prochaine: le marché Saint-Jacques

mardi 6 novembre 2012

La reconversion du patrimoine religieux

Par Émilie Tanniou

Des églises et monastères transformés en condos, en musée, en salle d'exposition d'art contemporain, en centre communautaire ou même en spa. Les changements d'affectation rivalisent d'imagination et d'ingéniosité.

À l'heure de la désaffectation, déjà fort avancée, des lieux de culte, la question de leur reconversion se pose avec de plus en plus d'acuité. Toutefois, si l'on ne peut nier la dimension affective attribuée à un édifice cultuel par ses paroissiens, la reconversion de ces bâtiments est bien plus ancienne que la seule fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle. Ainsi, la Free Presbytarian Church à Montréal, construite en 1848, est transformée en manufacture en 1884. On peut dès lors faire remonter la sécularisation d'un édifice cultuel au XIXe siècle1.

Cependant, les temples protestants et certaines synagogues sont moins difficiles à reconvertir que les églises catholiques car leurs intérieurs sont plus sobres. Les églises sont en revanche largement décorées avec force boiseries, vitraux, statues etc. Or, lors d'une reconversion, le patrimoine mobilier est autant à prendre en compte que le patrimoine immobilier. Une reconversion peut être pensée de manière à ne pas créer une coquille vide. Il est alors plus aisé de transformer une église en restaurant qu'en condos, comme c'est le cas à Glasgow et à Aberdeen, en Écosse. Cette solution permet de garder l' ''oeuvre d'art totale'' 2. Un restaurant peut s’accommoder des différents niveaux, des différents volumes. La chaire, l'autel, le choeur surélevé constituent alors différents espaces, différentes salles qui n'ont pas besoin d'être retirés ou modifiés pour permettre au restaurant de fonctionner.

Petit état des lieux des reconversions à Montréal. 

Construit au début du XXe siècle, le monastère dominicain d'inspiration classique, appelé Villa Veritas est reconverti en condos à la fin du XXe siècle. Si son aspect extérieur est parfaitement conservé, nous ne savons pas quelle est l'étendue des transformations à l'intérieur. 

Avenue Notre-Dame-de-Grâce

Nouvelle annexe du Musée des beaux-arts, l'église néo-romane accueille des expositions ce qui lui permet d'être conservée en l'état. De plus, ses vitraux donnent un éclairage particulièrement intéressant aux oeuvres. Seule l'ajout de l'entrée a amené a retirer un pan de mur.

Rue Sherbrooke ouest angle Avenue du Musée

Le couvent des Soeurs Grises aux allures Second Empire est sur le point d'être reconverti en logement pour étudiants internationaux. Les nombreuses salles de l'édifice devraient permettre cette reconversion sans que d'importants travaux soient nécessaires. Le bâtiment garde finalement sa fonction de dortoir. Or, la pérennité d'une fonction assure la conservation du bâti. L'église devrait devenir une salle d'exposition pour les étudiants en art.

Rue Saint-Antoine

Plus complexe, la conversion d'une église en spa est un exemple sans précédent au Québec. L'humidité permanente que générera cette activité laisse craindre qu'il ne soit possible de garder le mobilier. Enfin, l'installation de bassins va probablement amener à évider le bâtiment, à avoir recours au façadisme. Cependant, les travaux actuels laissent penser que l'enveloppe extérieure du bâtiment sera bien conservée. Les vitraux et murs arrières sont mis en valeur. 
Le seul volume de l'église au vocabulaire néogothique ne suffit pas au projet. Un agrandissement est prévu.

Rue Saint-Denis angle Duluth
Le mur du pignon de l'église est repeint

Vitraux d'origine et nouveaux châssis

Agrandissement de l'église pas la création d'une annexe
Adjacent à l'église, un monastère aux fenêtres à meneaux néo-Renaissance est à vendre. 

Rue Saint-Denis, angle Duluth

Au contraire, la conservation intérieure et extérieure du Séminaire des Sulpiciens de style Second Empire passe par sa fonction qui ne s'est jamais interrompue, l'enseignement.

Rue Sherbrooke ouest

Très coûteuse, la conservation des édifices cultuels pose de nombreux défis. À l'aspect financier s'ajoute le nombre d'églises en difficultés au Québec, autour de 3000 3.
Les exemples de reconversion cités ci-dessus sont donc souhaitables par leur créativité et par leur volonté d'investissement. Reste à ajouter un souci d'intégration de l'intérieur du bâtiment au projet.
Comme possibilité de reconversion tout en gardant la dimension de la conservation, pourquoi ne transformer ces anciens lieux de culte en nouveaux espaces de prières pour d'autres religions? Cette reconversion est celle qui affecte le moins l'intégrité du bâti. De plus, certaines communautés manquent de lieux de prière et éprouvent le besoin d'en construire. Intégrer des églises désaffectées peut être une solution, assurant une continuité dans la fonction cultuelle de l'édifice.

La semaine prochaine: les intérieurs des bâtiments

1. Le patrimoine de Montréal. Document de référence, Gouvernement du Québec. Ministère de la Culture et des Communications, Ville de Montréal, Canada,1998, p. 100.
2. Idem.
3. Caroline Montpetit, "L'entrevue. Vouloir sauver les églises sans se faire d'illusions", Le devoir, 28 juin 2010

lundi 29 octobre 2012

De l'entretien à la démolition, petite typologie des interventions

Par Émilie Tanniou


Montréal offre son lot de bâtiments fatigués par l'usure du temps, rafistolés au petit bonheur la chance, sur lesquels on colle des pansements, comme on soigne une grippe avec des tisanes à la camomille.

D'autres sont entre de bonnes mains. Les propriétaires, sensibles aux qualités architecturales de leur bien, les bichonnent, les entretiennent régulièrement pour éviter une dégradation des matériaux. Lorsqu'aucun changement majeur n'est effectué sur un bâtiment, il s'agit d'une conservation, permise par son bon entretien.

Vient ensuite la restauration qui remplace des parties du bâtiment par d'autres identiques lorsque les premières sont trop endommagées pour être seulement entretenues et conservées.

Les terme de restauration est trop souvent confondu avec celui de rénovation alors que cette dernière implique une intervention lourde sur un bâtiment qui peut transformer son aspect. En effet, une rénovation indique une remise à neuf, peu soucieuse de la patine du temps. Elle peut être brutale et altérer les qualités architecturales d'un édifice.

Au contraire, la restauration répare comme l'indique la Charte de Venise.

"La restauration est une opération qui doit garder un caractère exceptionnel. Elle a pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques et historiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques. Elle s'arrête là où commence l'hypothèse, sur le plan des reconstitutions conjecturales, tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps. La restauration sera
toujours précédée et accompagnée d'une étude archéologique et historique du monument"1.


De toutes ces interventions sur le bâti, la transformation est encore plus lourde que la rénovation puisqu'elle donne un autre visage à un édifice. La dernière reste la démolition.

Petite typologie des ces interventions à Montréal :

1. La conservation. Les maisons ci-dessous gardent leur apparence des années 1880, à l'exception de leurs couleurs vives qui participent pourtant à leur mise en valeur. Ici, les proportions de départ sont respectées, elles ne comportent pas d'ajouts. Les matériaux comme la pierre grise et l'ardoise sont entretenus, ils ne présentent pas de fissure ou d'altération. Les vitraux demeurent en l'état, à l'exception de ceux de la maison aux châssis noirs. Les éléments remplacés, si cela a eu lieu, l'ont été par des parties identiques.

Rue Tupper
Rue Tupper

2. L'entretien. Celui-ci permet la conservation des bâtiments. L'opération consiste à nettoyer, à appliquer de la peinture, de l'anti-rouille sur du métal, à vérifier les jointures de ciment entre les briques. La maison donnée en exemple est en très bon état, seule la peinture s'écaille par endroit ce qui est simple à entretenir. Quant au bay-window en cuivre, il présente une oxydation assez avancée, peut-être due à un manque d'entretien. 

Entre la rue Saint-Marc et Saint-Antoine


Entre la rue Saint-Marc et Saint-Antoine

3. La restauration. Lorsque l'entretien ne suffit plus, qu'une partie d'un bâtiment est trop abîmée, la restauration permet de remplacer cet élément par un autre de facture identique. Ci-dessous, une volute en bois, sculptée, décorée est fendue à plusieurs endroits. L'encadrement de la fenêtre pourra être remplacé en partie. Enfin, les maisons présentent des revêtements de toiture fort différents. L'un, en ardoise, est en bon état et correspond à celui d'origine, l'autre est en bardage de bois, recouvert de goudron en mauvais état. Il mériterait d'être remplacé par un revêtement d'ardoise correspondant à celui de la maison mitoyenne, même sans en contenir les motifs. 

Volute sculptée d'encadrement de fenêtre

Entre la rue Saint-Marc et Saint-Antoine

4. La rénovation. La rénovation peut remplacer un matériau par un autre de facture différente. Elle ne respecte pas la facture d'origine d'un bâtiment. Les exemples pour ce cas-ci montrent un revêtement de toit en ardoise remplacé par un revêtement en goudron. La maison, elle, montre que son étage supérieur a été refait, préférant la pierre taillé de manière lisse et de dimension plus importante, à celle bouchardée et d'origine au 1er étage. La rénovation est due à une volonté d'aller au plus vite, sans qu'un savoir-faire important soit nécessairement requis, et de faire des économies en employant des matériaux moins coûteux mais pas nécessairement plus solides.

Rénovation du toit de gauche

Changement de traitement du matériau entre le 1er et le 2 étage

5. La transformation. Elle change radicalement l'aspect d'un bâtiment. Le façadisme est à inclure dans les transformations. Ci-dessous un ajout des années 1970 accolé directement à la façade d'un triplex du début du XXe siècle, masque en partie le bâtiment de départ. Certaines transformations sont plus heureuses. L'entrée très contemporaine en bois s'intègre au bâtiment fin XIXe siècle. Elle n'en camoufle qu'une petite partie.

Au sud de la rue Saint-Catherine, entre Guy et Peel

Au sud de la rue Saint-Catherine, entre Guy et Peel

6. La démolition. Souvent justifiée par un coût moins élevé que celui d'une restauration, la démolition laisse parfois derrière elle des éléments qui seront réutilisés, comme une façade, ou donne des indications sur le bâtiment disparu, tels que des calorifères en fontes et des emplacements de poutres ayant servi de fondation.

Rue Saint-Catherine ouest

Boulevard Saint-Laurent, entre Sainte-Catherine et René Lévesque

Finalement la question de la bonne conservation d'un bâtiment est liée à celle du coût qu'elle entraîne mais aussi à l'intérêt qu'a un propriétaire pour son bâtiment. L'achat d'un édifice possédant plusieurs qualités architecturales n’apparaît alors pas comme une bonne idée si le propriétaire n'y voit que peu d'intérêt. Un bâtiment plus simple semble davantage convenir et permet d'éviter la perte d'éléments patrimoniaux.


La semaine prochaine: la reconversion du patrimoine religieux


1.CHARTE INTERNATIONALE SUR LA CONSERVATION ET LA RESTAURATION DES MONUMENTS ET DES SITES (CHARTE DE VENISE 1964). IIe Congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques, Venise, 1964. Adoptée par ICOMOS en 1965. 

http://www.international.icomos.org/charters/venice_f.pdf

dimanche 21 octobre 2012

Patrimoine, conservation, restauration: quelques jalons

Par Émilie Tanniou

 Le premier sentiment de l’homme fut celui de son existence, le second celui de sa conservation [1]

La conservation comprend notamment celle des objets qui l’entourent. Il s’agit de garder en bon état ce qui laisse une trace d’un peuple.

La conservation désigne le fait de conserver, de maintenir intact ou en bon état 3]. Il s’agit d’une opération indispensable à la survie d’une œuvre. Elle consiste en l’élimination de la cause et du produit de l’altération puis le renforcement, la consolidation des supports, le refixage des couches picturales et enfin la protection préventive[4] du patrimoine. 

Le patrimoine évoque depuis le XIIe siècle l’héritage du père (patrimonium en latin) et, depuis la fin du Moyen-âge et le début du XIXe siècle, l’héritage reçu des ascendants. Le terme renvoie à la famille, mais il peut être pris aussi au sens national, celui d’une grande famille. La notion est alors propre à un pays, puisque le patrimoine national consiste en une sélection de trésors nationaux, choisis parmi les œuvres produites dans ce pays[5]. Finalement, le mot patrimoine tel qu’il est utilisé aujourd’hui s’élabore pendant les Lumières et acquiert une force juridique au cours du XIXe siècle[6]. Il se définit alors par « la réalité physique de ses objets, par la valeur esthétique et documentaire (…) mais aussi illustrative, voire de reconnaissance sentimentale, que leur attribue le savoir commun. Il relève de la réflexion savante et d’une volonté politique, sanctionnées toutes deux par l’opinion. (…) il fonde une représentation de la civilisation »[7].
C’est ainsi que le XIXe siècle, en voyant s’affirmer le nationalisme, participe parallèlement à la mise en valeur du patrimoine national.

La restauration naît en même temps que le concept de monument historique. Avant, la maintenance, soit l’entretien et la restauration, allait de pair avec un nouvel usage du bâtiment et pouvait entraîner une altération et une transformation. Sauf exception, la question de la fidélité à l’état originel de l’édifice à restaurer n’était pas évoquée. La question est posée pour la première fois, avec une conscience des implications théoriques, en Grande-Bretagne, à la fin du XVIIIe siècle. La forme visée est une alternative à la conservation en l’état et à la restauration[8]. Le mot restauration a ensuite été employé de façon générique. Il reprend donc diverses formes d’intervention, plus ou moins lourdes, apportées à l’édifice telles que définies dans la Charte de Venise de 1964, comme la conservation et l’entretien[9]
Aujourd’hui, la définition de cette opération a lieu par rapport à la conservation, autre terme de l’alternative. La restauration est alors une opération complémentaire, qui touche à l’aspect de l’objet, visant la réintégration des lacunes, des retouches, afin de viser la restitution, de redonner sens à l’objet et d’améliorer sa valeur esthétique. Elle vise aujourd’hui à mettre en valeur les matières originales.

L’usage des langues étrangères pour désigner la restauration ou la conservation montre les limites assignées à leur signification respective. Pour dire restaurateur, l’anglais utilise le mot conservator. En allemand, Konservierung  désigne la conservation et  Restaurierung, la restauration. L’italien donne un sens presque exclusif du mot restauro[10]. Les notions de restauration et de conservation sont donc parfois regroupées sous le même terme, ce qui montre que les deux concepts peuvent se rejoindre fortement. Les deux actes apposés au monument visent finalement à pérenniser le bâti en question, la restauration étant alors perçue comme une manière de conserver le patrimoine. 

Souci de conservation dans le Mile carré doré


La semaine prochaine: "Rénovation, restauration et transformation à Montréal"



[1] Germain Bazin, « La conservation des œuvres d’art » dans Encyclopedia Universalis, Paris, Encyclopedia Universalis France, 2002, p. 328.
[2] Piero Gazzola, « la restauration des œuvres d’art » dans Encyclopedia Universalis, p.839.
[3] « Conservation » dans Le nouveau petit robert 2010
[4] Op. cit, p.839.
[5] Jean-Pierre Mohen, Les sciences du patrimoine. Identifier, conserver, restaurer, Paris, Éditions Odile Jacob, 1999, p. 16.
[6] Idem, p. 36.
[7] Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 4-5.
[8] Françoise Choay, « Prélude », dans Camillo Boito, Conserver ou restaurer. Les dilemmes du patrimoine, Besançon, Les éditions de l’imprimeur, 2000, p. 11.
[9] Françoise Boelens-Sintzoff, « restaurations » dans Christian Bordiaux (dir), L’église Notre-Dame du Sablon, Bruxelles, Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale, Direction des monuments et des sites, 2004, p. 13.
[10] Piero Gazzola, « la restauration des œuvres d’art », p. 839.

dimanche 14 octobre 2012

Brève histoire de la restauration au XIXe siècle

Restaurer ou ne pas restaurer, là est la question. Il y a t-il plus de noblesse d'âme à subir l'érosion et les éboulements de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer d'éboulements et à l'arrêter par une restitution?


Au XIXe siècle, la restauration, alors une discipline nouvelle, s’appuie sur différentes théories.
Le concept de restauration est né en Europe dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Il procède du rationalisme des Lumières et du pré-romantisme. Mais c’est au XIXe siècle qu’apparaît réellement l’intérêt pour cette discipline.

Parallèlement au développement de la conscience historique naît une nouvelle attitude envers l’œuvre d’art. Celle-ci est perçue pour la première fois dans une perspective historique, comme témoin de l’activité humaine qui s’est manifestée à un moment donné et qui, en tant que tel doit être conservée. La restauration se pose alors comme une discipline scientifique et non plus comme une pratique artisanale de la refaçon[1]. Les restaurations architecturales sont alors parfois liées au contexte historique de l’éveil du nationalisme qui correspond à un besoin d’adhérer au passé et à une volonté de sauvegarder les monuments comme symbole du prestige culturel de la nation. En effet, le concept de restauration naît en même temps que celui de patrimoine national. Le patrimoine architectural est pris en compte et la problématique de la restauration est discutée pour la première fois. Auparavant, la restauration, très rare, n’est envisagée que dans des circonstances exceptionnelles. La préférence allait à la réparation, la rénovation, la reconstruction et la démolition. Puis, des travaux s’imposent pour rendre son prestige à un témoin du passé de manière à ce que le lieu (ville, région, pays) où se tient le bâtiment puisse s’en enorgueillir. L’idée est de restituer l’unité stylistique « d’origine ». Seule prime la représentation idéale que l’on se fait d’un bâtiment même si elle permet l’adjonction d’éléments qui peuvent n’avoir jamais existé. Cette démarche est courante à l’époque[4]

Puis, au milieu du XIXe siècle, la nouvelle conception des bâtiments mène à l’analyse des constructions et des formes des monuments historiques. Les monuments sont mesurés en détail, comparés entre eux, classés et parallèlement l’archéologie du bâti se développe[5]. En outre, le développement de la philosophie de la restauration au XIXe siècle a lieu parallèlement à la revalorisation de l’architecture médiévale, alors importante. 
Deux théories contradictoires priment, soit la restauration dans le style de Viollet-le-Duc en France et le refus de la restauration de Ruskin en Grande-Bretagne. 


Pour Viollet-le-Duc, la restauration correspond à une restitution des parties manquantes dans le style original de l’œuvre. Pour cela, il se base sur une étude typologique des monuments de la même époque et de la même région, il élabore une grammaire de formes à appliquer par analogie à un édifice à restaurer. Il croit à l’unité de style d’un monument et il veut la retrouver quitte à « rétablir l’édifice dans un état qui peut même n’avoir jamais existé »[6]. Les conseils de Viollet-le-Duc incitent les architectes restaurateurs à intervenir sur un bâtiment historique et à le rendre méconnaissable, à faire émerger une image idéalisée. De plus, la restauration se fait sur la base d’un état existant et déjà transformé de l’édifice. Ainsi, des parties sont retirées par conviction qu’elles n’étaient pas en place dès le début et sont remplacées par des éléments qui auraient pu exister à l’origine. Il s’agit alors de finir, de parachever, l’édifice[7]


A contrario, Ruskin envisage la création comme un moment unique[9] et puisqu’il est soucieux de ne pas porter atteinte à la continuité entre le passé et le présent, il préconise la permanence. Pour lui, la lisibilité de l’âge de l’édifice doit être garantie pour préserver son intégrité[10]. L’œuvre d’art ne peut être renouvelée, corrigée, complétée sinon il s’agit d’une falsification. Dans sa conception, il importe de conserver seulement. Il écrit « prenez soin de vos monuments et il ne sera pas nécessaire de les restaurer ». 

Sont également prises en compte les théories de Pugin qui réévaluent l’art gothique comme un symbole de l’art chrétien. Dans son livre les vrais principes de l’architecture ogivale ou chrétienne, l’architecte veut faire revivre l’art gothique selon les principes mêmes de sa construction au Moyen-âge[12]. Car au XIXe siècle, le Moyen-âge, en tant que modèle à matérialiser dans l’architecture exerce une influence sur l’art de bâtir et se traduit par une vague de restauration de l’architecture chrétienne. La restauration correspond alors à la remise à l’honneur de concepts architecturaux, de formes du Moyen-âge et à la revalorisation de l’étude et de la restauration des constructions gothiques[13]. Il s’agit, dans le but de donner une légitimité à la nation, de faire remonter son histoire le plus loin possible et notamment jusqu’au Moyen-âge, période qui symbolise l’art chrétien par excellence. 
Cette théorie trouve un écho en Amérique du Nord, notamment à travers le succès de la construction d’édifices néo-gothiques.

Église néo-gothique, inspirée du gothique tardif (XIV-XVe), coin Sainte-Catherine et Lamontagne

Ainsi, la restauration interventionniste reflète la théorie française et l’entretien et la pérennisation de la fonction du bâtiment la théorie britannique.

La restauration à Montréal puise à cette époque dans ces deux influences.


La semaine prochaine: "Patrimoine, conservation, restauration : définitions"




[1] Catheline Périer-D’Ieteren, La restauration en Belgique de 1830 à nos jours, peinture, sculpture, architecture, Liège, Pierre Mardaga, 1991, p. 9.
[2] Idem, p. 10.
[3] Jacques Stiennon (dir), L’architecture, la sculpture et l’art des jardins à Bruxelles et en Wallonie, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1995, p. 284.
[4] Griet Meyfroots, « la commission royale des monuments et la restauration de l’église aux XIXe et XXe siècles », dans Christian Bordiaux (dir), L’église Notre-Dame du Sablon, Bruxelles, Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale, Direction des monuments et des sites, 2004, p. 60.
[5] Françoise Dierkens-Aubry, Jos Vandenbreeden, Le XIXe siècle en Belgique. Architecture et intérieurs, Bruxelles, Édition Racine, 1994, p. 59.
[6] Catheline Périer-D’Ieteren, La restauration en Belgique de 1830 à nos jours…, p. 133.
[7] Françoise Dierkens-Aubry, Jos Vandenbreeden, Le XIXe siècle en Belgique, p. 60.
[8] Éric Hennaut, La Grand place de Bruxelles, Bruxelles, Région de Bruxelles-capitale, 2000, p. 35.
[9] Catheline Périer-D’Ieteren, La restauration en Belgique de 1830 à nos jours…, p. 133.
[10] Françoise Dierkens-Aubry, Jos Vandenbreeden, Le XIXe siècle en Belgique, p. 60.
[11] Op. cit., p. 133.
[12] Idem, p. 138.
[13] Françoise Dierkens-Aubry, Jos Vandenbreeden, Le XIXe siècle en Belgique. Architecture et intérieurs, Bruxelles, Édition Racine, 1994, p. 57.